" [...] J’étais l’« Étrangère », sans indices d’identité. J’avais besoin de bonté [...]" — Madeleine Delbrel

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" [...] J’étais l’« Étrangère », sans indices d’identité. J’avais besoin de bonté [...]"

Dans ce texte, Madeleine fait l'expérience de la solitude de l'étranger dans une ville, et de la bonté qu'une inconnue lui a donnée.
Méditation de Christophe ROBIN sur le texte "J’étais dans une grande ville, il y a plusieurs années, à l’étranger." extrait de La bonté (dans La femme, le prêtre et Dieu, Œuvres complètes, Tome 9).

 

« J’étais dans une grande ville, il y a plusieurs années, à l’étranger. C’étaient les dernières heures et quelques jours passés là. Je n’avais presque plus d’argent, j’étais très lasse, je souffrais de cette douleur qui frôle en nous l’animal dans l’animal raisonnable que nous sommes : la douleur de la mort, de plusieurs morts, des morts de la même chair que la mienne. Je ne crois pas que je représentais une catégorie humaine. Les vêtements que j’avais étaient sans particularité. Et moi-même je ne suis pas remarquable.

 

Je marchais depuis plusieurs heures dans les rues pour attendre le moment du train. Pourquoi ne pas dire que je pleurais. Je ne m’en importais pas et attendais que ça passe. Étrangère. Inconnue. Un chagrin commun à tous les hommes qui sue les larmes comme certains travaux la sueur.

 

Il s’est mis à pleuvoir ; j’avais faim, les pièces de monnaie qui me restaient fixaient ce à quoi je pouvais prétendre. J’entrai dans un minuscule café qui donnait aussi à manger. Je choisis ce que je pouvais acheter : des crudités. Je les mangeai lentement pour les rendre nutritives et pour donner à la pluie le temps de finir. De temps en temps mes yeux s’égouttaient. Mais, tout d’un coup, mes deux épaules ont été prises dans un bras réconfortant et cordial, une voix me dit : « Vous café, moi donner ». C’était absolument clair. Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé après : c’est une chance car je suis sans goût pour le ridicule.

 

Si j’avais souvent parlé de cette femme, pensé à elle, prié pour elle avec une reconnaissance inusable, aujourd’hui, cherchant la bonté en chair et en os, c’est elle qui s’est imposée à moi.

 

Car ce qui donne à cette femme valeur de signe chrétien, d’image lointaine mais fidèle de la bonté de Dieu : c’est qu’elle a été bonne parce qu’elle était habitée par la bonté, non parce que j’étais « des siens » familialement, socialement, politiquement, nationalement, religieusement.

 

J’étais l’« Étrangère », sans indices d’identité. J’avais besoin de bonté, j’avais même besoin de la bonté quand elle se fait miséricorde. Elle m’a été donnée par cette femme. »

 

 La bonté, La femme, le prêtre et Dieu, Œuvres complètes, Tome 9.

 

 « La main qui donne est toujours au-dessus de la main qui reçoit » dit le proverbe. C’est pour cela, sans doute, que le Christ du jugement dernier est dépeint sous les traits de celui qui reçoit. Il est le pauvre, homme d’une infinie vulnérabilité.

Madeleine voulait être le Christ. Elle le devient en renonçant à être la main qui donne, en descendant dans le monde de la pauvreté, de sa propre pauvreté, le monde de l’en bas.

Elle se trouvait à l’étranger, elle était « l’Étrangère ». Étrangère comme le sont les exilés, les réfugiés, les déplacés. Elle pleure, submergée par la peine, enfermée dans la solitude. Elle attend son train pour rentrer. Elle marche, sans but ni raison, pour tuer le temps. Errance des sans-lieux, des sans-abris. Où va-t-elle ? En exil d’elle-même. Lentement, son identité s’efface : elle est « sans particularité », « sans indices d’identité ». Elle échappe à toute « catégorie humaine », comme si son humanité lui était dérobée : « Être pauvre, c’est sans doute manquer du nécessaire à la vie, mais c’est aussi manquer du nécessaire pour vivre une vie humaine », dira-t-elle ailleurs avec une infinie justesse. Descente dans l’en bas de sa propre pauvreté. Au plus profond de sa détresse s'ouvre alors une brèche. Son chagrin s'élargit pour devenir « un chagrin commun à tous les hommes qui sue les larmes comme certains travaux la sueur ». En communiant à cette peine commune, elle trouve place dans la communauté de tous les appauvris de l’existence, sa solitude ouvre à la solidarité, la solidarité de ces ébranlés qu’à nos heures nous sommes tous.

Madeleine trouve refuge dans un « minuscule café », le café des vies minuscules. Elle va s’asseoir à la table des pauvres. Elle n'y trouve d'abord que de quoi tromper sa faim. Car Madeleine, comme tous les pauvres, est habitée par une autre faim : « J’avais besoin de bonté, j’avais même besoin de la bonté quand elle se fait miséricorde. »

Une femme, une inconnue, la rejoint. Rencontre avec l’inespéré. Madeleine est trouvée, saisie, baptisée dans la bonté. Cette bonté, elle advient comme corps qui l’enveloppe de son étreinte, « bras réconfortant et cordial ». Elle advient comme parole qui se fait don et nourriture : « vous café, moi donner. » La table dressée devient table de fête. Bonté donnée sans condition : « ce qu’elle a fait elle l’a fait parce que la bonté était en elle, non pour ce que j’étais moi. » Bonté de cette femme qui n’a d’yeux que pour la détresse de Madeleine et qui répond à l'appel muet de sa douleur : « Me voici ». Bonté en exode, qui ne se dérobe pas, qui quitte son chez-soi familier pour rejoindre l’autre, l’étrangère, celle qui n’est pas « des siens, familialement, socialement, politiquement, nationalement, religieusement ». Bonté qui se fait hospitalité du pauvre et de l’étranger, de celle avec qui cette femme n’a rien en commun. Rien, sinon leur commune humanité, cette terre sainte où Madeleine peut se retrouver elle-même, dans son humanité retrouvée. Elle dira : « Pour un homme, rencontrer la bonté du Christ dans un autre homme, c'est avant tout être rencontré soi-même, pour ce qu'on est soi-même. »

Être le Christ, disait Madeleine... Elle l’est devenue par son corps fragile et éprouvé qui se fait cri muet pour la justice, appel à la responsabilité, invitation à la bonté. Elle l'est devenue par son récit qui redonne voix aux sans-voix, rend visibles Ies invisibles, en leur prêtant son corps, sa voix, son coeur, son regard.

Elle l'est devenue, enfin, en révélant l'espérance qui habite nos vies appauvries : l'espérance du bras cordial et de son hospitalité, d'une parole qui restaure et redonne pleine humanité. L'espérance que, malgré le démenti apporté par le réel, la promesse qui préside à toute vie sera tenue, la promesse de la bonté. La bonté, cette terre promise, cette terre qui est promise à tous les pauvres en esprit et que Madeleine, minuscule parmi les minuscules, a entrevue : « Être pauvre, ce n’est pas intéressant : tous les pauvres sont bien de cet avis. Ce qui est intéressant : c’est de posséder le Royaume des Cieux, mais seuls les pauvres le possèdent. »

La pauvreté, Madeleine la connaît bien. La pauvreté économique de la classe ouvrière et de tous les déclassés qu’elle côtoie tous les jours, la pauvreté affective du couple de ses parents, la pauvreté psychique de son père à la fin de sa vie, sa propre pauvreté due à une santé fragile. Pauvreté spirituelle, aussi, lorsqu’elle a été contestée jusque dans ses propres équipes.

Lorsque Madeleine parle de pauvreté, des hommes et des femmes montent en foule dans son coeur. Elle connaît intimement ces vies en peine. Elle en connaît les lieux, Paris et l’usine Renault, le Nord, Marseille et ses dockers, ainsi que leurs stigmates, « les maisons désuètes », les « hôtels puants », les « imprévisibles taudis », « ce charbon qui peint en noir choses et gens ». Elle connaît, surtout, la violence qui s’exerce contre ces vies appauvries : « violence acquise, chaotique, organique, qui broie actuellement une foule de vies humaines sous le pressoir. Prendre dans ses mains une douzaine de torchons neufs, une blouse de confection, un seau de charbon, c’est tacher ses mains toujours de sueur, souvent de larmes, quelquefois de sang.[1] » Vies humaines sous le pressoir, dit-elle, vies outragées, défigurées, ensanglantées. Et qui, encore aujourd’hui, montent en foule dans nos mémoires.

Mais la pauvreté n’est pas uniquement sociale, attachée à une classe :

« S’il y a des pauvres d’argent il y a des pauvres d’amour, de dons, de forces. [...] À cause d’une notion matérialisée de la pauvreté on risque bien souvent d’oublier qu’il y a d’autres pauvres que les économiquement pauvres, d’autres petits que les prolétaires. Il y a les infirmes moraux ou psychologiques. Il y a les pauvres de dons, d’attraits, d’amour. À côté des classes opprimées, il y a les "inclassables" ».

Inclassable la pauvreté, tant elle est multiple, multiforme. Misère spirituelle, dit Madeleine, misère des vies privées de la bonne nouvelle de l’existence, de ces vies appauvries de joie, d’espérance, de dignité. Misère de nos vies, parfois, qui sont habitées par d’innommables pauvretés, psychiques, mentales, affectives et que nous cadenassons dans ces cryptes secrètes de nous-mêmes où nous n’osons plus aller.

Cette pauvreté qui est à l’image de Pierre, dans l’évangile de Luc. Pierre, le pêcheur au filet vide, aussi vide, sans doute que son existence. Vide son filet, malgré le labeur d’une nuit de pêche ; vide sa vie, malgré tous les efforts déployés pour la faire fructifier. C’est sans doute ce qu’il ressent ce jour-là. Pierre au filet vide, l’apôtre des hommes aux vies vidées de sens et d’espérance, et remplies d’angoisse et d’incertitudes. Il est plein de doutes, sur lui-même, sur sa valeur, sur ses compétences : « avec ce filet vide, comment pouvoir nourrir ma famille, mes frères les hommes, ma vie vaut-elle seulement quelque chose ? » Sentiment d’absurde, nausée, dégoût de soi et des autres. Passe ton chemin, dit-il à la vie, tu vois bien que je ne vaux rien. Condition partagée par tant d’hommes et de femmes. Qui n’a jamais été mis au rebut ? Ou ne s’est lui-même mis au rebut ? Misère spirituelle, dirait Madeleine, d’une vie qui pourrait se croire délaissée, désertée, abandonnée. Livrée au malheur et à la douleur.

De ces vies appauvries en attente d'espérance, Madeleine entend monter un cri : « On crie dans la nuit. Pouvons-nous dormir ? » Ce cri se fait appel pressant, invitation au départ : « Jésus-Christ qui demeure en nous, habite parmi nous. – Il y habite singulièrement sous les apparences de celui qui est nu, affamé, captif, étranger, sans abri. – Sous ses apparences, il est dans l’histoire du monde quelqu’un d’indéfiniment « déplacé », et qui le rejoint ou le suit devient « déplacé » avec lui.[2] »

Se laisser déplacer pour rejoindre les pauvres qui crient dans la nuit, voilà la mission pour Madeleine : « Peut-on espérer pour de bon, et d’espérance, la Rédemption du monde, sans avoir un coeur passionné de voir cesser les injustices du monde et leurs conséquences, même si elles ne sont ni ne font tout le mal. Peut-on espérer sincèrement la Rédemption, l’espérer avec espérance, et ne pas espérer que cessent les conséquences de ces péchés qu’on appelle les égoïsmes, les injustices, les répressions ?[3] » Comme l’église, Madeleine est « toujours "orientée" mais sans cesse "déroutée" des itinéraires logiques par les exodes du peuple des pauvres.[4] » Cet exode, elle l’a vécu lorsqu’elle a rejoint ce peuple en venant s’installer à Ivry-sur-Seine. Car elle veut qu’enfin se taisent « ces crieurs de mauvaises nouvelles » et que courent des étincelles de joie dans ces vies abandonnées. Elle veut faire entendre la bonne nouvelle en guérissant les vies appauvries, en faisant sentir la bonté de Dieu : « Que l’Évangile soit vécu et donc annoncé là où les pauvres sont massés en peuples, en nations, en continents, doit être notre urgence, car c’est urgence permanente, et l’Église ne pourrait s’en détourner sans se dénaturer.[5] » Évangile vécu et donc annoncé, dit Madeleine, annoncé parce que vécu : « sans bonté réaliste et démesurée jusqu’à la charité c’est comme s’il n’y avait pas de témoignage car [Dieu] est hors de la portée des yeux, des oreilles, des mains, du coeur des hommes.[6] » C’est cette bonté que Madeleine veut incarner par tout son être : « Seigneur, Seigneur, au moins que cette écorce qui me couvre ne vous soit pas un barrage. Passez. Mes yeux, mes mains, ma bouche sont à vous. Cette femme si triste en face de moi : voici ma bouche pour que vous lui souriiez. Cet enfant presque gris tant il est pâle : voici mes yeux pour que vous le regardiez. Cet homme si las, si las, voici tout mon corps pour que vous lui laissiez ma place, et ma voix pour que vous lui disiez très doucement : "Asseyez-vous". [7] »

Voici mon corps, dit Madeleine en une prière, pour que son corps se fasse corps du Christ donné aux appauvris, aux humiliés du souffle de vie. Corps de bonté qui voit, entend, soulage la chair outragée des pauvres. Car le désir de Madeleine c’était d’être le Christ. D’être son humanité continuée dans l’aujourd’hui de nos vies.

Ce Christ qui, au petit matin, s’approche de ce Pierre au filet vide, de cette vie déshéritée, désertée, délaissée. Il vient dans les nuits de nos angoisses, dans les déserts de nos solitudes. Il vient dans la pauvreté de nos espérances brisées. Il vient à la rencontre de nos vies dévalisées, dévaluées, qui valent si peu à l’aune de nos logiques marchandes. Car le Christ aime nos vies au filet vide. Il aime, lui, ceux qui n’ont rien à lui donner en retour, « car la vérité du Christ est libre du succès » dit Madeleine. Il aime se rendre proche de ces gens aux mains vides et aux coeurs vides. Il aime s’asseoir à la table de nos vies, entendre notre faim de justice, notre soif de dignité, écouter nos rêves déçus : « ces rêves, se dit-il, ce sont les miens ! Ces rêves, c'est mon royaume ! » Madeleine dira : « Quand appauvri de tout, vous ne saurez plus voir dans le monde qu'une maison dévalisée, en vous qu'une indigence sans façade, pensez à ces yeux d'ombre ouverts au centre de votre âme, fixés à des choses ineffables, puisque le Royaume des Cieux est à vous. » Et ces vies au filet vide, il les remplira de sa bonté, qui redonne estime et dignité, et pleine humanité. Il dira alors à tous ces appauvris que nous sommes parfois : « heureux, en marche ! Marchez vers vous-mêmes, marchez vers vos rêves, je marcherai à vos côtés, et de nos rêves, nous ferons un royaume. » Partez, nous dit aussi Madeleine, « partez dans votre journée sans idées fabriquées d'avance et sans lassitude prévue, sans projets sur Dieu, sans souvenir sur lui, sans enthousiasme, sans bibliothèque, à sa rencontre. ... N'essayez pas de le trouver par des recettes originales : mais, laissez-vous trouver par lui dans la pauvreté d'une vie banale[8] ». Car dans la pauvreté de nos vies banales chemine « celui qui est la route, route sans repères et sans auberges, mais pleine de manne et de sources vives[9] ».

Christophe ROBIN

[1] Athéismes et évangélisation, Tome 8

[2] La femme, le prêtre et Dieu, Tome 9.

[3] En dialogue avec les communistes, Tome 12.

[4] La femme, le prêtre et Dieu, ibid.

[5] ibid.

[6] ibid.

[7] La sainteté des gens ordinaires, Tome 7.

[8] Humour dans l’amour, Tome 3.

[9] La sainteté des gens ordinaires, ibid.